— Coupez..
Le cri avait envahi l’espace.
Les comédiens quittèrent le devant des caméras, les perchistes
allèrent s’asseoir, l’espace s’anima un peu. Alphonse regarda
sa mère, enfin le mannequin fumant qui en faisait office. La vraie,
celle qui l’avait entraîné dans cette histoire faisait les yeux
doux à un cameraman à la calvitie naissante et dont les bourrelets
de graisse ne semblaient pas être absorbés par le pull large XXL
sous lequel il transpirait.
Près de la grande cheminée, Helsing tirait sur une pipe en écume
en révisant son texte, tandis que le scénariste rongeait dans un
coin ses derniers ongles, le bonhomme qui n’avait jamais connu un
seul succès dans sa vie professionnelle ne revenait toujours pas que
son mélange de « retour vers le futur » et de « Dracula
prince des ténèbres » soit retenu. Il allait connaître la
consécration à 67 ans. Il avait maintenant hâte que cela se
termine qu’il puisse préparer son retour et son interview certain
à Antenne 2 avec Laurent Delahousse.
L’endroit s’animait, en attendant la prochaine prise on rigolait.
Un psy de base égaré en ces lieux aurait pu voir pourtant que cette
décontraction n’était que factice, les rires et les vannes
n’étaient là que pour détendre une atmosphère plombée comme si
l’invité de cette histoire à rebondissements divers allait malgré
tout arriver et foutre le feu à cette innocente pagaille.
Après ces heures et ces heures de tournage, certains avaient
maintenant la sensation d’avoir joué avec leurs peurs les plus
anciennes, celles que l’on enterre au fil des années à coups de
passions destructrices, de slogans politiques, de supermarchés, de
lumières artificielles, de victoires de la musique ou de masterchef,
celles de la mort. Ceux-là avaient les traits tirés et la colère
facile. Les autres tiraient sur des pétards d’herbe ou finissaient
des bouteilles de mauvais alcool. Trouver un véritable cognac dans
ce coin où on les avait entraînés pour faire plus vrai, relevait
du miracle. Ce château trouvé par la prod était à lui tout seul
la mise en matière d’un véritable cauchemar avec ses tours
sombres et ses grandes salles voûtées. Elles s’étaient
réveillées les peurs, elles étaient là à présent. On pouvait se
cacher derrière les caméras, les scripts, les répliques toutes
aussi succulentes les unes que les autres. Personne ne s’était
réellement installé, en fait ils auraient tous pu partir dans la
demi-heure si on leur avait demandé.
Les meilleurs(e) s comédiens, comédiennes, les fous rires, les
bouteilles de vin n’avaient rien changé à l’affaire. Au moment
de quitter les autres, le soir, l’obscurité effaçait d’une
gomme sinistre les bons moments et revenaient à fleur de peau la
solitude et l’angoisse. L’on serrait alors discrètement dans sa
poche un crucifix emprunté aux accessoires.
Et si l’on jouait avec des forces qui nous dépassaient?
Alors on longeait les caravanes pour ceux qui dormaient sur place,
on s’armait d’une lampe, voir d’un bâton même si seulement
quelques mètres séparaient les agapes des draps ou du sac de
couchage… Des assistants, Alphonse l’avait découvert,
avaient été jusqu’à « emprunter » quelques
gousses d’ail, dont on avait besoin pour les scènes finales pour
les cacher sous l’oreiller. D’autres n’hésitaient plus sous
prétexte d’humour à s’en faire des colliers. Quant à la malle,
pourtant ouverte, personne n’en approchait
Ceux qui dormaient en ville faisaient du covoiturage, on roulait
doucement en espérant ne pas croiser quelque dame blanche, quelque
revenant sur le bord de la route.
Alphonse s’approcha des mannequins. Le spécialiste des effets
spéciaux s’était dépassé, ils étaient parfaits, jusqu’à
cette fumée qui s’échappait des soi-disant corps. Un travail
d’orfèvre. Les traits creusés, livides étaient le reflet de ceux
qu’ils connaissaient vivants et rieurs.
Là à cette heure, avec ce vide entre deux scènes, l’athéisme
d’Alphonse se mettait aux abonnés absents. Il guettait comme les
autres? Quoi, il ne savait pas. Il regrettait presque d’avoir
accepté après le coup de fil de sa mère à la réception de la
malle.
— Joue! avait-elle dit. Ne t’occupe de rien, tu ne verras pas
dans un premier temps la caméra. Le contrat avait été porté par
un garçon en scooter quelques minutes plus tard. En regardant le
chiffre en milieu de page, il s’était dit que pour ce prix-là il
jouerait même avec Lucifer. Il l’avait signé dans la minute sans
bien regarder les clauses.
Maman avait dit « aie confiance », le coursier était
reparti le précieux document paraphé de sa signature. Maintenant il
lui tardait de retrouver son salon sans cet encombrant bagage que
l’équipe trimbalait depuis le début.
On allait vers la scène finale. Il ne savait pourquoi, il sentait
que cette dernière scène verrait soit la fin de ses angoisses soit
leur décuplement comme si cette dernière scène dont il avait
appris les répliques par cœur serait différente que celle qui était écrite. Il jeta un coup d’œil vers sa mère, elle souriait à son cameraman.
Enfin il entendit :
Il y eut le clap et...
-Action
Enfin il entendit :
-Le coffre de mes ennuis scène 19
Il y eut le clap et...
-Action
bravo!
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