dimanche 28 décembre 2014

MALLE ET FILS, chapitre 21 par Dame Aubree

-      Il devient fou ou quoi ?!  C’est pas dans le scénario ça… s’écria le metteur en scène.

Alphonse se prenant pour un nouveau Dracula tenait Hubert d’une main de fer et plongeait et replongeait ses incisives dans le cou de sa victime de plus en plus blême. Pris d’un acharnement sans pareil, il semblait vouloir épancher une inextinguible soif de sang.

Soudain, Van Helsing, assis au coin du feu, lâcha sa pipe en écume et se rua sur Alphonse pour le séparer de sa proie. Un même mouvement porta les techniciens en avant et tous se mirent à  maintenir le forcené sur le sol carrelé. Hubert, tremblant de tous ses membres, fut installé par le scénariste dans le fauteuil auprès de l’âtre avec un verre de whisky à la main.

Mais Alphonse ne se calmait pas. Son corps tout entier tressautait en une folle danse de Saint Guy. Ses membres battaient l’air et frappaient à l’aveugle en soubresauts désordonnés. Sa mère que les cris des uns et des autres avaient sortie de sa transe amoureuse auprès du cameraman ouvrait des yeux au format de soucoupes volantes. Les mains placées en coupe sur sa bouche, elle ne pouvait que répéter inlassablement :

-      Comme son père… comme son père… comme son père…

Quelqu’un… un preneur de son agenouillé sur le ventre d’Alphonse… hurla :

-      Appelez le médecin, vite ! Mais appelez le médecin, bon sang !

Marty se précipita au dehors et ramena aussi sec un vieil homme armé d’une sacoche médicale en cuir noire et d’un stéthoscope autour du cou. L’assemblée agglutinée devant les caméras était muette comme une tombe. Les projecteurs lâchés à la hâte s’étaient tous brisés et seules les flammes dansantes de la cheminée éclairaient la pièce. Il y régnait une atmosphère sépulcrale que le maigre feu de bois crépitant ne parvenait pas à réchauffer. Dans cette ambiance, le docteur s’avança prudemment d’Alphonse toujours maintenu au sol. Après une rapide auscultation menée entre quelques coups de poings et de pieds, il sortit une seringue qu’il eût le plus grand mal à planter dans le bras du malade.  Et Alphonse se calma dans les secondes qui suivirent. Enfin, un ouf de soulagement général retentit. Puis le médecin se tourna vers le groupe des trois femmes penchées au dessus de son épaule. Jackie et Clodie soutenaient la mère qui tapotait du bout des doigts le dos du médecin pour l’interpeller.

-      C’est mon fils… pour de vrai… pas au cinéma… et son père…. Euh
-      Je vous écoute Madame. Venez à l’écart, on sera plus tranquilles.

Les paroles des trois femmes et du médecin restèrent inaudibles à l’assemblée encore atterrée par les évènements. Seuls filtrèrent quelques mots prononcés plus distinctement «  meurtres sanguinaires… psychiatrie…récidive… phases psychotiques… hypomanie avec délire aigu… »

Lorsque la sirène de l’ambulance se fit entendre en arrivant dans la cour du château, Hubert était toujours installé dans le fauteuil et tremblait encore de terreur. Sous la lumière vacillante, Doc et Marty agenouillés à ses pieds lui prodiguaient des paroles de réconfort. Dans un coin de la pièce immense et froide, les trois femmes se serraient les unes dans les bras des autres en tentant de retenir leurs larmes. Van Helsing debout au pied d’un Alphonse pourtant amorphe se tenait encore prêt à toute éventualité.

Dès leur entrée dans les lieux, les services médicaux se rapprochèrent du vieux médecin et ils constatèrent d’emblée l’état actuel d’Alphonse. Aucune réaction de sa part ne fut perceptible lorsque les tests habituels lui furent imposés. Ils allèrent même jusqu’à penser que l’homme en blanc avait eu la main un peu trop lourde.  Ils discutèrent un bon moment avec lui envisageant la possibilité qu’on en soit arrivé carrément à la catatonie. Le visage d’Alphonse rougi du sang d’Hubert était maintenant lisse et pâle comme un linceul. Mais alors qu’un infirmier passait à sa portée, un soubresaut le prit soudain et sa main accrocha la cheville de l’infortuné.  Une poigne d’acier lui tira un cri de douleur et c’est avec peine qu’il réussit à se dégager. Les ambulanciers n’attendirent pas davantage pour installer Alphonse  sur une civière munie de sangles de cuir et l’embarquer vers l’hôpital le plus proche. Sa mère et ses deux amies quittèrent également le site pour suivre le fils affublé de son lourd héritage.

Hubert avait refusé d’emprunter l’ambulance pour se rendre lui aussi à l’hôpital malgré les recommandations du médecin. Il prétendait n’avoir besoin que de repos et d’un whisky supplémentaire. L’équipe du tournage reprenait ses esprits petit à petit et les langues se déliaient pour chuchoter des « il me paraissait vraiment bizarre parfois » et des « oh ben ça alors ! Si j’m’étais douté ! »

Le metteur en scène quant à lui, était planté au milieu du plateau et tournait en rond tel un derviche. Son regard papillonnant passait d’une caméra à l’autre, d’une maquilleuse à un technicien, d’une caisse de matériel à des décors devenus inutiles. Il se disait que, s’il passait à la télévision pour le vingt heures, ce serait plutôt à la rubrique des faits divers.  Puis, tout bas, pour que personne ne l’entende, il ne put s’empêcher de prononcer la phrase fatidique :

-      Le coffre de mes ennuis, scène 21 et… finale. Coupez.


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